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Evolution des métropoles suisses: La nouvelle mixité urbaine

 

Les métropoles suisses regagnent des habitants pour la première fois depuis trente ans. Leur arrivée a contribué à brasser les populations, mais aussi à évincer certains résidents de longue date.

 

A l’origine, il s’agissait de ranger la ville. «Au début du XXe siècle, on s’est mis à séparer les quartiers d’habitation des rues commerçantes et des lieux de travail, relate Guillaume de Morsier, professeur à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg — EIA-FR. Cette politique de zonage, inspirée par les théories de Le Corbusier, s’est faite en réaction à la ville sale du XIXe siècle.»

Avec la diffusion de la voiture individuelle, les centres sont devenus encore plus uniformes: les classes moyennes et les familles sont parties vivre en banlieue; les pauvres, les personnes âgées et les immigrés sont restés en ville. «Les grands blocs de HLM et les quartiers de villas en périphérie, apparus dans les années 50 et 60, sont des exemples extrêmes de cette division», relève l’architecte. Entre 1970 et 2000, les villes suisses ont perdu 190’000 habitants (-10%), pendant que leurs couronnes en gagnaient 760’000 (+36%).

«Mais cette tendance a commencé à s’inverser à partir des années 2000», indique Patrick Rérat, un chercheur de l’Université de Neuchâtel spécialisé dans la régénération urbaine. Les 25 plus importantes villes du pays ont récupéré 45’000 habitants entre 2001 et 2007. Zurich a vu sa population croître de 3,6%, Lausanne de 2,8% et Genève de 2,1%. Seule Bâle continue de perdre des habitants (-1,8%), alors que Berne stagne (-0,1%).

Ce retournement est dû à l’arrivée de migrants dans le sillage des accords de libre circulation, notamment des Allemands et des Français, mais aussi à l’émergence d’une nouvelle catégorie d’urbains, ceux qu’on appelle communément les bobos. «Ce sont des couples qui veulent concilier une double carrière avec une famille et une vie sociale active, ce qui est plus aisé en ville, détaille Patrick Rérat. Ils sont aussi animés de valeurs écologiques, qui les encouragent à laisser de côté la voiture et à privilégier une mobilité douce.»

Une politique volontariste de construction de logements (10’000 appartements ont été bâtis à Zurich entre 1999 et 2007) et la mise à disposition de friches industrielles par les anciennes régies fédérales (CFF, La Poste) ont permis à ces nouveaux citadins de trouver chaussure à leur pied. Des quartiers entiers sont sortis de terre, comme Züri-West et Neu Oerlikon à Zurich, Erlenmatt à Bâle, Ecoparc à Neuchâtel, les anciens ateliers mécaniques à Vevey ou Sulzer-Areal à Winterthour. Ils seront bientôt rejoints par le PAV (Praille-Acacias-Vernets) à Genève et par Métamorphoses à Lausanne.

Résultat, les villes helvétiques sont devenues plus mixtes. «On construit du logement dans les zones industrielles et on promeut des activités commerciales dans les quartiers d’habitation, note Vincent Kaufmann, professeur de sociologie urbaine à l’EPFL. On évite ainsi d’avoir des lieux vides durant la journée ou la nuit.» Il cite le cas des anciennes friches industrielles de Oerlikon et de Vernier, qui ont été agrémentées d’appartements. Le quartier Züri-West à Zurich et celui du Flon à Lausanne sont même devenus des destinations pour noctambules.

A Genève, une loi adoptée en 2012 a introduit des zones d’activités mixtes. «Elle permet d’intégrer jusqu’à 40% d’activités tertiaires dans les espaces industriels, jusqu’ici réservés au secondaire», explique François Lefort, député vert au Grand Conseil. Son parti a en outre obtenu une modification du régime des zones industrielles. «On peut désormais y construire des immeubles jusqu’à 24 mètres, ce qui favorise l’hébergement d’activités tertiaires dans les étages supérieurs», dit-il.

Parfois, la mixité survient au sein d’un même bâtiment. Le Puls 5, un immeuble construit sur le site de l’ancienne fonderie de Sulzer-Escher-Wyss à Zurich, comprend des magasins et entreprises au rez, surmontés par trois étages d’appartements. A Crissier, certains immeubles construits dans le cadre d’un projet de réaménagement de l’Ouest lausannois auront des appartements situés sur le même palier que les bureaux, pour faciliter le télétravail.

Mais la mixité n’est pas qu’une affaire d’affectations et de zones. «Un vrai quartier mixte comprend différentes catégories et générations», précise Vincent Kaufman. Les villes suisses sont très inégales face à cela. Dans une étude parue en 2008, Martin Schuler et Olivier Walser, deux professeurs de l’EPFL, ont calculé le degré de ségrégation de plusieurs cités helvétiques. Les étrangers se mêlent à la population suisse et les générations sont bien réparties à Genève, à Lausanne, à Winterthour et à Schaffhouse. Mais pas à Berne, Bâle et Lucerne.

Le mélange des types de logement — PPE, loyers subventionnés, petits et grands appartements — est le meilleur moyen de garantir le brassage des populations. Des immeubles intergénérationnels ont commencé à voir le jour dans les villes suisses: «On combine des appartements pour familles, des logements pour les personnes âgées, éventuellement en collocation, une crèche, une salle polyvalente et des commerces dans un même bâtiment», détaille Vincent Kaufmann. Le centre du village de Meinier, à Genève, sera entièrement réorganisé selon ces préceptes.

La mixité sociale doit aussi être encouragée à plus large échelle. «Si on veut attirer différentes catégories de la population en ville, il faut leur fournir les services publics dont ils ont besoin, des possibilités de garde pour les familles, des transports publics et des soins à domicile pour les aînés, relève Roger Nordmann, conseiller national socialiste et membre de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie. Il faut aussi éviter que les communes ne se livrent à une concurrence pour attirer les contribuables les plus riches, en affinant la péréquation fiscale.»

Pour Ruedi Baur, qui dirige le programme Civic City – Civic Design de la Haute école d’art et de design de Genève, la mixité passe par la création de passerelles entre différents quartiers. Il s’est notamment penché sur le cas d’une cité marseillaise. «Ce quartier construit dans la période de l’après-guerre était complètement replié sur lui-même, sans lien avec le reste de la ville», explique-t-il.

Pour ouvrir cette cité qu’il décrit comme «un cul-de-sac», son équipe a imaginé construire un belvédère qui permette de voir au-delà des murs, remplacer un golf qui crée une barrière naturelle entre la cité et les quartiers aisés par des infrastructures mixtes et profiter de l’agrandissement d’un cimetière pour construire un chemin de promenade qui relie ces deux mondes.

Radu Florinel, professeur à l’Ecole d’ingénieurs et d’architectes de Fribourg, a pour sa part analysé le quartier du Vallon, à Lausanne, dans le cadre du projet Atequas (Atelier des quartiers soutenables). Les habitants actuels sont en majorité des migrants et des étudiants, mais la construction de logements sur le site d’une ancienne usine d’incinération va attirer de nouvelles catégories de population. «Il faudra prendre garde à privilégier des personnes qui ont un mode de vie compatible avec le style alternatif du quartier, si on veut le préserver», note-t-il.

Le chercheur s’est également intéressé à Rossens, une commune située à 15 kilomètres de Fribourg qui veut développer un écoquartier sur un terrain agricole. Pour diversifier la population de ce village-dortoir, «il s’agira d’y attirer des personnes prêtes à travailler sur place et à animer la vie du village, note le professeur d’architecture. Cela passe par la création d’emplois et la mise en place de transports publics.»

Il met toutefois en garde contre la tentation de «faire de la mixité pour faire de la mixité». Cela peut avoir des effets pervers. Lorsque les promoteurs immobiliers réhabilitent d’anciennes friches industrielles ou que les artistes et étudiants en quête de loyers bon marché investissent les quartiers populaires, ils font monter le prix des loyers. «Cela exerce un effet d’éviction sur les populations habitant ces quartiers», relève Patrick Rérat.

Un phénomène qu’on appelle la gentrification. Les quartiers de la Jonction à Genève ou de Seefeld à Zurich en sont des exemples typiques. «A Zurich, une partie des gens démunis ont dû quitter le centre-ville, relégués dans les quartiers proches de l’aéroport», note-t-il.

La mixité souffre également de l’approche top-down qui lui est en général appliquée. «On ne peut pas assigner des gens à un quartier, relève Guillaume de Morsier. Même si on leur donne tout pour se loger, manger et consommer sur place, ils prendront quand même leur voiture pour aller faire leurs courses ou aller au restaurant ailleurs.» Florinel Radu évoque le cas d’un immeuble intergénérationnel lausannois qui a obligé ses résidents à signer un contrat où ils s’engagent à interagir avec les personnes âgées y vivant. «On ne peut pas forcer les gens à se mélanger, dit-il. On peut uniquement créer des situations qui leur laissent le choix de le faire ou non.»

Le problème fondamental, relève Vincent Kaufmann, c’est que la plupart des gens ne souhaitent pas la mixité: «Il est beaucoup plus facile de vivre aux côtés de ses semblables. Les mélanges de populations génèrent des conflits. Les personnes âgées ne peuvent pas faire la sieste l’après-midi à cause des enfants qui jouent dehors, les familles ne peuvent pas dormir la nuit à cause de la colloc’ d’étudiants qui fait une fête.»

Il est en outre illusoire de vouloir ramener tout le monde en ville. Par manque de place, mais aussi car une partie de la population voudra toujours vivre à la campagne. «La villa en banlieue reste le modèle dominant, notamment pour les familles», rappelle Patrick Rérat.

La reconquête des villes devra donc se faire de façon intelligente. Au lieu d’imposer la mixité à chaque étage d’un immeuble, pourquoi ne pas chercher à la faire émerger à l’échelle de tout un quartier? Quitte à ce que celui-ci soit composé de blocs homogènes en communication les uns avec les autres.

Quant à la gentrification, on peut la freiner en décrétant des quotas de logements à loyer modéré ou en favorisant la construction de coopératives sur les terrains appartenant à l’Etat. «A Zurich, 20 à 25% des habitations fonctionnement sur ce modèle», relève Patrick Rérat. Et si on veut éviter que des familles ne partent s’installer à la campagne, il faut leur proposer du logement de qualité en ville, relève Hugues Hiltpold, un conseiller national libéral-radical. Il rappelle qu’une même densité urbaine recouvre parfois des réalités très différentes: «A Genève, les Tours de Carouge et le Vieux Carouge ont la même densité.»

Les modèles de mixité les plus réussis sont ceux qui sont apparus de façon organique. L’aménagement du territoire doit se faire «de façon non complètement contrôlée», en «laissant des espaces de liberté», qui permettent à la diversité d’émerger, note Ruedi Baur. Cela implique de prévoir des appartements aussi neutres que possible, qui peuvent être adaptés à de multiples usages. «A l’image des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle, qu’on retrouve dans l’architecture fazyste à Genève, détaille Vincent Kaufman. Avec leurs quatre grandes pièces de même taille, ils se prêtent tout autant à une collocation qu’à une famille.»

Cette flexibilité doit aussi être intégrée à la conception des nouveaux bâtiments. «Dans dix ou vingt ans, il est possible qu’une majorité de gens travaillent depuis la maison, souligne Guillaume de Morsier. Voudront-ils alors une seconde entrée pour accueillir leurs clients? Ou un espace réception? Il faudra aussi pouvoir diviser certains appartements en deux, pour coller à la diminution de la taille des ménages.»

Plus crucial encore, la population doit être consultée. A Winterthour, les promoteurs ont voulu redessiner la friche industrielle de Sulzer-Areal en se fondant sur un projet de l’architecte Jean Nouvel. Ils ont dû revoir leur copie face à la fronde de la population qui souhaitait plutôt une rénovation douce.

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La ville à la campagne

La mixité ne se trouve pas qu’en ville. «On assiste à la diffusion des modes de vie urbains en périphérie, relève Bernard Debarbieux, professeur de géographie à l’Université de Genève. Les modes de consommation, les loisirs et les horaires de travail s’y sont uniformisés au fur et à mesure que des pendulaires s’y installaient.» Le phénomène touche l’ensemble du Plateau en Suisse et a donné lieu à l’émergence de néologismes comme la cité diffuse, la métropole polynucléaire ou la ville archipel.

Bernard Debarbieux a étudié deux espaces de ce type: Glattalstadt, une banlieue de Zurich coincée entre la ville et l’aéroport, ainsi que le Piano du Magadino au Tessin, une plaine à mi-chemin de Bellinzone et de Locarno qui comprend à la fois des centres commerciaux, des logements, la ligne ferroviaire du tunnel Saint-Gothard, un parc naturel et des zones agricoles. «J’ai été frappé de constater que, même si elle est obsolète dans les faits, la distinction ville-campagne survit dans l’imaginaire des habitants, souligne-t-il. Souvent, elle justifie même leur choix de quitter la ville.»

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La face cachée des villes

Loin d’être des «trous noirs» pour la biodiversité, les villes suisses représentent un refuge pour de nombreuses espèces animales et végétales. «Il y fait quelques degrés de plus en moyenne et il n’y a pas de grands prédateurs», détaille Marco Moretti, de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage. La ville de Zurich contient 1’200 espèces de fougères et de plantes à fleurs sauvages, soit 40% de celles représentées en Suisse. Le chercheur et son équipe ont même découvert des oiseaux menacés, comme le pic-vert, ou des animaux qui vivent normalement plus au sud, comme la vespère de Savi (une chauve-souris) et deux abeilles méditerranéennes.

Certains éléments du bâti urbain fonctionnent comme des substituts aux habitats naturels dégradés par l’agriculture intensive. «Les sols recouverts de graviers des voies de chemin de fer abandonnées reproduisent les lits de rivière asséchés», détaille Marco Moretti. De même, les façades des immeubles sont utilisées comme des falaises par le martinet ou le choucas. Enfin, certaines évolutions récentes, comme les toits végétalisés, servent d’habitat, de biotope-relais ou de couloirs biologiques à travers la ville pour de nombreuses espèces.

 

Source : HÉMISPHÈRES LA REVUE SUISSE DE LA RECHERCHE ET DE SES APPLICATIONS

 https://www.hes-so.ch/data/documents/Hemispheres-No5-Savoir-decloisonner-4285.pdf